Article & Revue


La lumière sur les bords 
Light on The Edges


Texte : Henri Guette



(fr)

« Regarde ta chambre, quand le soir est déjà avancé et que l’on distingue à peine encore les couleurs ; allume alors l’électricité, puis peins ce que tu as vu dans la lumière du crépuscule. Il existe des tableaux de paysages ou de pièces à demi plongées dans l’obscurité : mais comment compare-t-on les couleurs sur un tableau et celles qui sont vues dans la semi-obscurité ? »
Wittgenstein, Remarques sur les couleurs

Quand s’absente la lumière ? Dans la succession des nuits et des jours, les moments de pleine obscurité sont rares. A moins de fermer les paupières, une étoile, une diode prolongent l’état de veille. Un reflet sur l’écran, même éteint, attire l’œil ; sur ce miroir noir, l’éclat d’un instant suffit à éveiller l’attention de Kai-Chun Chang. L’artiste fige des moments limites, comme une éclipse, où la lumière dans sa fragilité participe d’une prise de conscience ou d’une émotion flottante. «Les Lueurs», pour reprendre le titre d’une de ses séries photographiques, gardent quelque chose des secondes vite disparues, une vivacité peut-être dans le détail. Tout ce qui échappe à la vue peut sembler abstrait - une tache de soleil à la surface de l’eau ou  dans un train, à la fenêtre, l’éclairage superposé au paysage - mais traduit un horizon sensible. L’attention à la lumière et par conséquent aux couleurs relève d’une attention au temps, aux espaces et à l’environnement ; elle nous permet d’habiter le monde et d’embrasser son présent.

Observant à l’échelle d’une chambre les variations du soleil, Kai-Chun Chang perçoit la photographie comme un témoin. Au rythme d’une journée, au rythme d’une année, il mesure les variations de l’aube, en pointillé, au travers des persiennes, le condensé d’une lumière d’hiver tassé dans le coin des murs. Le recours à l’appareil permet de saisir un jeu optique et, avec la série «Schéma» qui fixe le mouvement de globes astronomiques rétro-éclairés, de ralentir la course du monde. L’artiste, par des temps d’exposition successivement courts et longs, joue de la durée pour provoquer un éblouissement et à la fois dépasser cette perception. L’œuvre «Post Sunset», en décomposant sur onze photogrammes le coucher du soleil, nous fait glisser vers l’obscurité tout en chiffrant les secondes qui s’écoulent. Au-delà du spectacle qui cristallise la notion romantique de Sublime, l’horloge rapporte l’événement à un temps quotidien ; chaque lumière en tant que signe est un potentiel rendez-vous.

Dans son livre «Des ombres et des Lumières», Henri Alekan, qui fut directeur de la photographie pour Jean Cocteau, Wim Wenders ou Raoul Ruiz, revient sur les spécificités de la lumière et de son principal matériau de travail. Baignés dans la lumière depuis l’enfance, nous en développons tous une perception différente, avançait-il ; une habitude du ciel méditerranéen n’amène par exemple pas au même rapport à la lumière et aux contrastes que les nuages bas des Flandres. C’est avec ces influences invisibles, ces imaginaires, que doit composer qui veut employer la lumière. Les projecteurs révèlent des sentiments enfouis et manifestent une présence parfois difficilement perceptible dans des conditions de plein jour. La pratique de Kai-Chun Chang est ainsi géographiquement située, ancrée intimement et, loin d’une vision symboliste des couleurs ou de la peinture, met en scène un développement de la psyché comme l’indique le titre même des séries de peinture «Des lumière lointaines se répètent sur l’esprit» ou «Mon miroir, ta fenêtre».

Kai-Chun Chang évoque souvent la forme du cadre dans ses peintures, comme s’il cherchait à perpétuer sur la toile l’idée d’une fenêtre. Il ne faut pas chercher d’effets de perspective qui viendrait créer l’illusion d’un paysage mais plutôt la superposition de l’intérieur et de l’extérieur que peut suggérer une vitre. Si Magritte suscitait avec «L’empire des lumières» (1953-54) l’impression d’étrangeté en conjugant lumières naturelles et artificielles, Kai-Chun Chang, quant à lui, évoque la familiarité d’expériences optiques comme la reverbération ou la décomposition de la lumière blanche en arc-en-ciel. Le peintre travaille en fait la notion d’écran au travers de ces surfaces qui démultiplient les approches. L’accumulation des marges crée des points de rencontre et témoigne de la volonté de ne pas diriger le regard. Les peintures sur toile de la série «Passage» aux découpes sur-mesure invitent ainsi à la contemplation ;  les dégradés très doux et la touche très lisse, parfois glissante à force de ponçage, instaurent un équilibre et une harmonie maîtrisée.

On retrouve le souci des bords dans toutes les pièces de l’artiste. Ils permettent d’assumer le rapport frontal à l’écran et rappellent que nous ne voyons jamai la peinture qu’au travers d’un prisme. Arrondis, les coins des monotypes «Yeux fermés pour voir» appellent à une prise en main, rappellent une tablette. Placées sous la presse, les encres mélangées sur la plaque expriment des hasards qui permettent l’exploration des couleurs du spectre. Comme vues par une paupière close, ces œuvres évoquent la persistance rétinienne et les taches solaires. Kai-Chun Chang conçoit des pièges où la lumière se prend, tout comme notre regard.




(en)

      “Look at your room, when the evening is already late and the colors are barely visible ; then turn on the light, and paint what you saw in the twilight. There you find paintings of landscapes or rooms half plunged into darkness: but how do we compare the colors on a painting and those that are seen in half-darkness ?”

Wittgenstein, Remarks on colors


     When is the light missing ? In the succession of nights and days, the moments of total darkness are rare. Unless the eyelids are closed, a star or a diode prolongs the waking state. A reflection on the screen, even when turned off, catches the eye; on this black mirror, the sparkle of an instant is enough to attract Kai-Chun Chang's attention. The artist freezes borderline moments, like an eclipse, where the light in its fragility participates in an awareness or a floating emotion. “The Gleams”, to use the title of one of its photographic series, holds something of the quickly disappearing seconds, a liveliness perhaps in the detail. Anything that escapes sight seems abstract : like a spot of sunlight on the surface of the water or in a train, by the window, the lighting superimposed to the landscape  - but reflects a sensitive horizon. The attention paid to light and therefore to the colors participates in an attention paid to time, space and the environment; it allows us to live in the world and to embrace its present.

    Observing the variations of the sun on the scale of a room, Kai-Chun Chang uses photography as a witness. At the pace of a day, at the pace of a year, he measures the variations of the dotted dawn through the shutters, the condensed winter light packed in the corner of the walls. To use a camera makes it possible to capture an optical game – as shown in the series “Pattern” – catching the movement of backlit astronomical globes, and to slow down the race of the world. The artist, by playing with short and long exposure times, manipulates the perception of time to provoke a dazzling sensation while going further than this perception. The work “Post Sunset”, by breaking down the sunset into 11 photograms, makes us slide into darkness with every passing seconds. Beyond this spectacle that crystallizes the romantic notion of the Sublime, the clock brings the event back to a daily time; each light as a sign is a potential meeting point.

     In his book “The Lights and the Shadows”, Henri Alekan – Jean Cocteau, Wim Wenders and Raoul Ruiz's Director of photography _ evokes the specifics of light as its main working material. According to Alekan, we all bathe in light since childhood, and develop a different perception ; growing up under the Mediterranean sky, for instance, does not lead to the same relationship to light and contrasts as do the low clouds of Flanders. Who wants to use light must compose with these invisible influences, these imagined worlds. The projectors help releasing buried feelings by pointing out a presence that is sometimes difficult to perceive in daylight conditions. Kai-Chun Chang's practice is thus geographically located, intimately anchored and, far from a symbolist vision of colors or painting, it stages a development of the psyche as indicated by the title of the series of paintings Distant Lights Repeated on Mind” or “My Mirror, Your Window”.

     Kai-Chun Chang often evokes the shape of the frame in his paintings, as if he were trying to perpetuate on the canvas the idea of a window. One should not look for perspective effects that would create the illusion of a landscape, but rather the overlap of the interior and exterior that a window may suggest. If Magritte creates an impression of strangeness with “The Empire of Light” (1953-54) by combining natural and artificial lights, Kai-Chun Chang evokes the familiarity of optical experiences such as reverberation or the decomposition of white light into rainbow colors. The painter actually works on the notion of screen through these surfaces which multiply the approaches. The accumulation of margins creates meeting points and shows a will not to lead the gaze. The paintings on canvas that have custom cutouts in the series “Passage”, invite to contemplate; the very soft gradations and the very smooth touches, sometimes blurred due to intense sanding, establish a balance and a controlled harmony.

     The attention to edges is found in every piece of the artist. They allow us to assume the frontal relationship to the screen and remind us that we only see a painting through a prism. Rounded, the corners of the monotypes “Eyes Closed To See” remind us what we experience while holding a tablet. Placed under the press, the inks get mixed randomly on the plate and allow the exploration of the spectral colors. As seen through a closed eyelid, these works evoke retinal persistence and sun spots. Kai-Chun Chang conceives traps catching both the light and our gaze.


Exh. Cat. Musée Bernard Boesch, 2020