Article & Revue 


Ce qui reste entre temps Solo exhibition, 2018
Texte : Zélie Nguyen


(fr)


Bergson reconnaissait un artiste à sa capacité à voir la réalité nue et sans voile; La langue, ses mots, emprisonnent les objets dans leur forme visible usuelle et ordinaire. Le langage de Kai-Chun Chang, ses yeux, savent s’abstraire des conventions et saisir les strates et les nuances qui donnent aux choses leur consistance. Il se risque à un tête à tête avec soi, pour voir. L’artiste arpente l’espace nébuleux de son paysage mental et récupère des signes ça et là, dont sa main disperse les traces sur la toile. Il ne laisse que peu d’éléments perturber les étendues colorées qui se déploient sur ses toiles : sa peinture est épurée, pour laisser à la teinte l’espace de se révéler pleinement. Puisqu’il est toujours plus question de couleur que de forme, les limites s’effritent, deviennent poreuses.

Le tableau ne suffit pas toujours à contenir la couleur qui vient se répandre dans les marges que l’artiste aménage dans ses peintures, comprises dans la peinture et pourtant toujours au bord. Il arrive que la marge et le tableau se confondent totalement. Entre deux tableaux, on aperçoit le mur sur lequel ils sont accrochés. Il ne tend plus à disparaître mais s’intègre à la composition de la peinture qu’il vient ponctuer de respirations. Ces peintures contiennent certaines zones de couleur qui semblent avoir été découpées ou prélevées : elles sont les mystérieux échantillons d’un évènement pictural secret.

La couleur cherche des endroits où se loger dans les tableaux, quand elle délaisse les marges, elle se faufile, va se cacher derrière des couches de peinture transparente. Parfois elle ouvre des brèches qui soulignent davantage le contraste entre les surfaces plus ou moins miroitantes, texturées ou lisses et glissantes à force de ponçage. Commence alors un dialogue muet où le tableau est le théâtre des relations qui se tissent au sein de la matière picturale. Les subtils rapports d’éclat, d’opacité, donnent corps à des phénomènes d’ordinaire imperceptibles, comme les légers mouvements de la circulation de la lumière; Ramenés à la surface, ces phénomènes provoquent une confusion des sens qui rendent audible le tressaillement des couleurs et palpable l’éclat de la lumière.

La matière picturale se libère de son poids, jamais de sa densité. Elle est vibrante, toujours à la surface et pourtant enfouie au loin, elle irradie dans un ultime vacillement. Le geste disparait peu à peu, pas pour masquer son hésitation ou pour exprimer sa pudeur : il n’inscrit pas de marques ni de morsure mais libère une surface nue où les indices se déposent en silence. Les sous-couches s’accumulent sans confusion, ne mentent pas, mais font progressivement émerger ce qui compte.

La quête de l’harmonie au moment de l’exécution de sa peinture est une négociation silencieuse pour rendre l’air visible. Il apprivoise la surface de la toile, appréhende la matérialité délicate de cette peau pour y laisser entrer une lumière diffuse. C’est un travail minutieux et précis comme une caresse, qui dévoile un lieu dans l’étendue épidermique de la toile.


Le titre qu’il donna à son exposition de diplôme « Mon miroir, ta fenêtre » est très représentatif de son travail: Dans sa langue et à ses yeux, ses tableaux sont des miroirs; pour nous autres, ce sont des fenêtres. Les tableaux de Kai-Chun Chang sont des lieux de refuge, où l’on entre avec les yeux et dont la beauté console. Ils proviennent d’une émotion inouïe qui, dans sa générosité, s’offre aux regards et les envoûte.